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Qu’est-ce que c’est?

La question de la relation qui peut exister entre le jeu et l’apprentissage n’est pas nouvelle. Dès la Renaissance, le mouvement humaniste proposait de les associer. Alors que Montaigne fustigeait « l’entonnoir », et racontait qu’on lui enseignait l’arithmétique « par certains jeux de tabliers »1, Gargantua, le personnage éponyme de Rabelais, reçoit une éducation fondée sur le plaisir de la connaissance, le jeu  et « milles petit tours et inventions nouvelles »2 .

Un peu plus tard, Rousseau, dans Emile, ou De l’éducation, insiste sur la nécessité d’aborder les apprentissages de façon ludique.

Mais la pensée dominante s'opposera longtemps à cette « instrumentalisation » du jeu.
Le XIXe siècle fut, notamment,  le siècle de la rationalisation de l’acte éducatif même si le jeu « sérieux » fut repris mais sans application véritable par les mouvements d’Éducation nouvelle.

Le jeu fait pleinement son retour dans l’acte d’apprentissage au début du 20ème siècle grâce à des pédagogues comme Maria Montessori, Ovide Decroly et Edouard Claparède. Pour ce dernier, la meilleure méthode d’éducation est le jeu :

« Chez l’enfant le jeu est le travail, est le bien, est le devoir, est l’idéal de vie. C’est la seule atmosphère dans laquelle son être psychologique puisse respirer et, conséquemment, puisse agir. »3 Mais la position de Freinet sur cette nouvelle pédagogie du jeu est intéressante. S’il reconnait l’importance du jeu chez l’enfant, il rejette clairement ce qu’il appelle le « jeu-travail » : le jeu pédagogique qui amène à apprendre. Il lui préfère le «  travail-jeu ». Il souhaite que le travail devienne un besoin naturel comme le jeu, un travail-plaisir. Finalement, cette vision du travail dans lequel on s’investirait avec autant de plaisir que dans le jeu semble prédominer aujourd’hui. C’est le fameux goût de l’effort. Ce que M. Mauriras-Bousquet appelle le « jansénisme laïque »4.

Mais comment définir  ce « jeu-travail », ces pratiques ludiques qui nous concernent ?

Les pratiques ludiques peuvent être définies en comparaison avec le jeu libre.

J. Huizinga, dans son livre Homo ludens , a tenté de donner une définition de la nature du jeu : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée d'un sentiment de tension ou de joie, et d'une conscience d'être « autrement » que dans la vie courante.»5 Les pratiques ludiques en classe s’accommodent parfaitement de cette vision du jeu. L’élève doit être volontaire pour que l’apprentissage soit effectif. Il doit accepter les règles du jeu et prendre pleinement conscience des buts à atteindre. Enfin, elles lui offrent une situation d’apprentissage dans laquelle il se retrouve, en apparence, d’avantage en position de joueur que d’élève.

R. Caillois, quant à lui, fait du jeu une « occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l'existence  »6. Il s'agit ainsi d'une activité : libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement ; séparée : limités dans l’espace et le temps ; incertaine : dont le déroulement ni le résultat sont déterminés préalablement ; improductive : ne créant ni biens, ni richesse ; réglée et fictive : accompagnée « d'une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante. »

Dans sa première acception, le substantif « divertissement » est un détournement. L’élève serait donc amené à construire ou à consolider un savoir à travers une situation différente. L’apprentissage emploie alors un chemin « détournée » qui passe par le plaisir de jouer. Nous sommes donc toujours dans le divertissement.    Ces pratiques sont bien-sûr séparées dans l’espace, car les élèves se retrouvent en groupe. La séparation est aussi effective dans le temps  puisque la durée du jeu est clairement annoncée en début.

Elles obéissent à des règles précises, et les élèves sont conscients de l’aspect fictif de ces pratiques.

Enfin,  Il est évident que ces activités ne peuvent être incertaines et improductives. Elles ont toutes, en effet, un objectif scolaire préalablement défini.

On se saurait évoquer le jeu sans faire appel aux écrits de Gilles Brougère,  professeur de sciences de l'éducation à l'université de Paris XIII où il est responsable du DESS sciences et jeux. Il définit le jeu à partir de cinq critères :

Le second degré : le jeu met en place une situation à laquelle les acteurs engagés donnent une autre signification.

La présence d’une décision, celle de jouer ou d’entrer dans le jeu.

La règle, qu’elle soit préalable ou construite au fur et à mesure du jeu. « C’est elle qui donne consistance à cet univers de second degré et elle est le résultat de la décision, de l’accord des joueurs. » . La frivolité ou l’absence de conséquence de l’activité. L’incertitude, l’idée que l’on ne sait pas où le jeu conduit.

Bien entendu, les pratiques ludiques employées en classe ne sauraient être libres. Mais peut-on dire, pour autant, qu’elles ne soient plus un divertissement?

Les pratiques ludiques n’obéissent qu’aux trois premiers critères. La situation d’apprentissage entrant en conflit avec la frivolité et l’incertitude. En effet elles permettent de distinguer « des activités dont l’objectif est extérieur de celles qui ne visent rien d’autre que l’activité elle-même. »

On peut donc conclure que ces pratiques appartiennent toujours au monde du jeu, et peuvent être définies en tant que tel. Cependant, elles s’en éloignent dans la mesure où elles sont motivées pédagogiquement.

Toutefois, il convient de mesurer les limites de ces pratiques.

Est-ce « une ruse pédagogique »7 comme l’affirme le professeur en science de l’éducation Jean Houssaye ? La frivolité du jeu est, selon, lui  largement remise en cause par le professeur qui cherche à ordonner, à organiser : « Certes, le jeu rejoint l’action pédagogique sérieuse, ne serait-ce que parce que l’absence de conséquence offre à l’enfant un espace spécifique d’expérience. Encore faut-il se garder de toute volonté éducative dans le domaine. Même si le jeu éduque, la condition pour qu’il le fasse, c’est qu’on se garde de l’organiser, de le vouloir, de l’exploiter. »7. Ainsi le jeu peut éduquer si et seulement si on le sépare des objectifs scolaires : « À force de faire du jeu une panacée éducative au nom de la nature de l’enfant, on aboutit tout simplement à sa marginalisation. »7. On se tromperait donc en investissant sur les vertus du jeu, en l’adaptant à des objectifs scolaires. C’est aussi la thèse avancée par Gilles Brougère qui, dans Jeux et éducation, y voit une perte de la frivolité indispensable au jeu. Donner au jeu des objectifs scolaires, c’est le rendre sérieux, or « le sérieux tue le jeu ». Selon lui, c’est l’absence de conséquence du jeu qui lui permet de rejoindre une action éducative sérieuse, « parce que l’absence de conséquence offre à l’enfant un espace spécifique d’expérience. »8 Le jeu à l’école n’est alors pour lui qu’un mensonge, un ersatz de jeu : « On peut imaginer que le jeu pénètre l’école (…), mais il a fortes chances, dans ce transfert, d’être transformé, contaminé, modifié par le contexte, ce qui aboutit à des situations hybrides où il faut moins voir des exemples de jeux, que ceux de la créativité humaine quand il s’agit d’étendre le domaine de l’éducation. »8.

Je pourrais bien-sûr ne pas prendre en compte ces objections en m’appuyant sur les différences entre le jeu et les pratiques ludiques telles que je les ai  définies plus haut, mais ce serait limiter ma réflexion à propos de l’intérêt d’introduire le jeu en classe. Ce serait ne pas s’inquiéter de ce que Roger Caillois appelle « la sidération du vertige »6, cet enfermement dans une fascination des pratiques ludiques qui éloignerait des objectifs premiers le professeur comme les élèves.

Cela  nous permet de comprendre quelle précaution il faut prendre quand on veut utiliser le jeu en classe : Donner une place au jeu en classe, c’est comprendre ce qu’on fait, élèves et professeur.

« Pédagogiquement, et très concrètement, pas de jeu en classe – même avec les tout-petits – sans un minimum de métacognition. C’est ainsi que, sans « scolariser » le jeu abusivement, l’Ecole pourra faire du jeu un de ses enjeux »8
 

Pour conclure, il me semble indispensable de favoriser la métacognition autour de ces pratiques. Leur efficacité repose aussi, et peut être surtout, sur ce souci métacognitif.  En somme, le jeu n’est pas une fin en soi. Il doit y avoir un avant-jeu et un après-jeu, une attitude réflexive pour qu’il soit pertinent.

Hélène Sibony

1. Montaigne Michel de, Essais, Gallimard, Paris, 2009

2.Rabelais François, Gargantua,   Gallimard, Folio plus classique ,2004

3.Claparède Edouard, Psychologie de l’enfant, tome 1, p.170

4.Mauriras-Bousquet Marine, Théorie et pratique ludique, Economica, 1984

5.Huizinga Johan, Homo Ludens, Gallimard, 1988

6.Caillois Roger, Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1992

7: Houssaye Jean, Le Triangle pédagogique, ESf, 2000

8.Brougère Gilles, « Parlons-nous vraiment de la même chose ? », Les Cahiers pédagogiques, n°448, p.11,12

 

Commentaires

  • marchoux bazin
    • 1. marchoux bazin Le 17/08/2021
    Bravo et merci pour ton travail. J'ai décidé d'intégrer le jeu dans mon travail pour l'année à venir. Ton site est très riche et m'a permis de nourrir ma réflexion.
    Merci beaucoup,
    Alice Marchoux Bazin,
    Nantes

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